Côte d'Ivoire

Ecrire en langue: une voie d’avenir ou une impasse?

Le vendredi dernier, au Seen Hôtel Plateau, une rencontre littéraire organisée par Ange Félix N’Dakpri (éditeur et commissaire du Sila) a réuni passionnés de lettres, auteurs et universitaires autour de deux œuvres récemment publiées. « Metanoïa » du professeur et poète René Gnalega, et « L’évangile selon Judas » d’Alain Tailly, écrivain connu pour sa valorisation de la parole. Au-delà de la célébration de ces publications, les échanges ont soulevé une question profonde et toujours actuelle. Doit-on écrire en langue et en ethnie des localités africaines dans un monde dominé par la globalisation ? Une interrogation qui renvoie à des enjeux identitaires, culturels et politiques. A la croisée des traditions orales africaines et des exigences de la modernité littéraire.

Ecrire en langue africaine ne se réduit pas à un simple choix linguistique ou stylistique. Mais elle engage la question de l’identité, de la mémoire, de la résistance culturelle et de la place de l’Afrique dans un monde globalisé.

La valeur culturelle et identitaire de l’écriture en langue locale

Écrire dans sa langue maternelle, c’est donner une voix authentique à son peuple, c’est inscrire sa parole dans un héritage vivant. C’est ce que cherchent à faire des auteurs comme Ngugi wa Thiong’o (Kikuyu) du kenya, Boris Diop (Wolof) du Sénégal, Akinwandé Oluwole Soyinka du Nigéria. À travers cette démarche, l’écrivain ne s’adresse pas seulement à un public global, mais d’abord à sa communauté, en valorisant sa sagesse, ses imaginaires, son esthétique propre.

Par exemple :

  • Alain Tailly, en ouvrant chacun de ses chapitres par des proverbes wê, opère une double médiation : il transmet une sagesse populaire ancestrale et la réinterprète à la lumière de récits modernes. Il valorise ainsi un langage symbolique qui transcende la simple traduction.
  • Charles Blé Goudé, dans sa publication de proverbes bété, ancre sa pensée politique dans la profondeur philosophique d’une culture souvent marginalisée.
  • Ngugi wa Thiong’o, après avoir connu le succès en anglais, décide de revenir au kikuyu. Il fait le pari que la décolonisation passe aussi par la langue, et que les langues africaines peuvent porter la modernité autant que les langues coloniales.

Ce choix linguistique devient alors un acte de réappropriation culturelle et de dignité.

Les obstacles et les risques : isolement ou manque de lectorat ?

Mais ce choix n’est pas sans risque ni contradiction.

Comme le souligne René Gnalega, poète et professeur de lettres, fils du puriste Jérémie Gnalega, le manque d’ancrage dans sa propre langue maternelle peut être un frein. La colonisation linguistique a produit des générations d’écrivains plus à l’aise avec le français, le portugais ou l’anglais que dans leur propre langue. Gnalega, latiniste et amoureux de la langue française, incarne cette tension entre héritage colonial et quête d’authenticité.

D’un point de vue pratique :

  • Le lectorat potentiel d’un ouvrage en langue locale est souvent limité, faute d’alphabétisation dans ces langues.
  • Le manque de structures éditoriales pour promouvoir ces œuvres empêche leur diffusion.
  • Il existe aussi une fracture linguistique entre les générations ou entre les régions, ce qui peut rendre ces textes inaccessibles, même au sein d’une même ethnie.

C’est pourquoi beaucoup d’auteurs choisissent le bilinguisme ou l’intégration de proverbes ou d’expressions locales dans des textes en langues occidentales, comme compromis.

Enjeux géopolitiques et culturels dans un monde globalisé

Dans un monde globalisé, où le français assomme les francophones. Où l’anglais domine l’économie, la technologie et même les arts, écrire en langue locale peut sembler un geste marginal, voire inutile.

Mais c’est justement dans ce contexte que le geste prend toute sa force.

L’écrivain sénégalais Boris Diop, en publiant en wolof, insiste sur la nécessité de créer un espace intellectuel autonome : « L’Afrique doit écrire pour elle-même », dit-il. Pour que l’Afrique ne soit pas seulement un objet de discours, mais un sujet pensant, porteur de sa propre modernité, à partir de ses fondements culturels.

De même, l’histoire de Ngugi wa Thiong’o, décédé le 28 mai 2025 et dont le théâtre a été interdit et rasé, montre combien la langue est aussi un enjeu de pouvoir. Écrire en kikuyu, c’était refuser l’ordre linguistique imposé par l’État postcolonial et incarner une résistance populaire.

une voie d’avenir ou une impasse ?

Écrire en langues et en ethnies africaines n’est ni une régression, ni un repli identitaire, mais un acte de création, de résistance et de mémoire. Toutefois, pour que cette littérature existe pleinement, il faut des politiques éducatives et éditoriales ambitieuses, qui valorisent les langues africaines, les enseignent et les diffusent.

Jérémie Kouadio linguiste, Mme Drehi, éditrice se sont battus à Abidjan, avec un succès relatif pour ces langues maternelles.

Ce que les auteurs comme Alain Tailly, Blé Goudé, Boris Diop ou Ngugi wa Thiong’o, Wolé Soyinka nous rappellent, c’est que la richesse du monde ne réside pas dans son uniformité, mais dans sa pluralité expressive.

Et peut-être que dans un monde globalisé, l’universel ne peut se construire que sur la base du local pleinement assumé.

ALEX KIPRE

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